Vivre sans vies ? edit

26 novembre 2010

Un flux constant d’événements et de situations traverse l’espace de nos existences. Même si le mouvement et le changement perpétuels sont intrinsèques à la modernité, l’irruption des technologies numériques au cœur de notre quotidien nous a fait franchir une nouvelle étape. La stabilité, la pertinence et la cohérence qui, même ténues, persistaient dans la vie moderne sont structurellement atteintes par les artefacts informationnels. Nous vivons un présent augmenté et fragmenté. Mais les liens aux trajectoires de vie s’affaiblissent, se brouillent et dans certains cas se brisent.

Ces dernières décennies, l'identité personnelle a été un thème récurrent des arts et des sciences sociales, et on le retrouve également dans les discours éphémères des médias de masse. Ce n’est pas sans raison. Selon des modalités qui renvoient aux principes fondateurs des sociétés modernes, les individus se voient reconnaître une capacité à donner forme à leur propre vie, en contraste avec les fortes attaches communautaires des sociétés traditionnelles. Libérés des appartenances de classe et de parenté, les individus modernes, nous dit Agnes Heller, se sont progressivement définis par l’autoréalisation. Mais dans le même temps ces processus de libération et d'autodétermination ont affaibli les références sociales contre lesquelles ils s’affirmaient. Le relâchement des liens à la communauté, les demandes implacables de la vie professionnelle ont opacifié la conception du moi. L’individu est devenu incertain (Alain Ehrenberg), voire précaire. Ce phénomène se renforce par les habitudes cognitives et communicatives qui se sont diffusées avec l’implication croissante des technologies de l’information et d’Internet dans la vie sociale.

On a encore du mal à comprendre les implications que peuvent avoir ces développements sur la capacité des individus contemporains à construire une trajectoire de vie reconnaissable ou lisible. Jouant d’analogies historiques, nous nous représentons comme libérés des liens qui nous asservissaient aux institutions pour développer une capacité à poursuivre des objectifs personnels et collectifs qui n'auraient pas été possibles dans le monde de la modernité « organisée », avec ses hauts murs institutionnels. Wikipedia en est l'exemple canonique, mais il y en a d'autres, des frivoles YouTube, Facebook ou Flickr à la production de logiciels libres extrêmement sophistiqués comme Linux. Dans le discours qui célèbre ces développements, les individus contemporains sont représentés, par opposition aux consommateurs passifs de l’ère des médias, comme des citoyens actifs capables de façonner la culture contemporaine par l'engagement public massif qu’ont permis Internet et les techniques auxquelles il est associé. Ces thèmes ont un vif succès en Amérique du Nord mais on les trouve aussi chez des auteurs européens comme Pierre Lévy.

Il n’est pas question de nier la validité de ces arguments ou les perspectives positives qui en découlent pour les individus et les communautés en ligne. Mais l’évolution qui place les informations numériques au cœur de notre vie n’a rien d’univoque dans ses implications.

Un premier trait est la prolifération des contextes dans lesquels les individus sont immergés quotidiennement, comme la presse en ligne, les blogs, les emails, le e-shopping, les recherches sur Google, mais aussi Facebook et les autres réseaux sociaux. Cette prolifération des contextes amène inéluctablement la fugacité des associations et la brièveté des événements qui y surviennent. L'affaiblissement des impressions qu'ils produisent est inévitable, ce qui n’est pas sans implications sur nos comportements. Certains de ces problèmes ont été étudiés : des chercheurs ont montré les effets corrosifs qu'un tel morcellement peut avoir sur le style cognitif des individus et leur façon de lire, d’observer et de raisonner. Moins bien compris sont les effets plus larges de cette expérience d’un présent augmenté et fragmenté, vécu en ligne, qui disperse l'existence humaine, travaille la mémoire sociale et brouille les représentations de l'avenir (sur ce brouillage des représentations voir les travaux d’Albert Borgmann).

Le profil caractéristique de ces développements se détache avec plus de netteté si on l’observe en considérant la nature évolutive des moyens par lequel nous menons notre vie en ligne. Ce n’est pas simplement que nous changeons fréquemment d’ordinateur et de gadgets, mais que la plateforme (applications, sources d'informations, dossiers) sur laquelle nous comptons pour agir et communiquer évolue constamment. J'éprouve de sérieuses difficultés, comme la plupart des gens, à conserver les « traces numériques » de ma vie ; c'est-à-dire les écrits destinés à différents publics, les cours, les photos, les emails, les articles, e-books... Comme la structure arborescente qui m’a servi à identifier leur lieu numérique et à maintenir un lien actif avec ma mémoire est brouillée et affaiblie, je suis obligé de m’en remettre aux moteurs de recherche de mes machines. Mais cette confiance dans la puissance algorithmique de la machine transforme la mémoire active du passé et de ses distinctions en un mélange indifférencié qui perd une bonne partie de la compréhension du présent. L'orientation et la signification que la mémoire confère à la vie sont ainsi atténuées ; un présent en expansion continuelle, ambigu et sans frontières claires, s’installe imperceptiblement au cœur de la vie quotidienne. Le problème est plus ample qu'il peut le paraître et avec mes collaborateurs nous utilisons le terme d’ « objets numériques » (digital objects) pour évoquer ces transporteurs cognitifs en constante mutation dont dépend de plus en plus notre vie en ligne. Il ne fait aucun doute que les implications hors connexion de ces développements sont immenses. Pour le meilleur et pour le pire, la vie humaine est telle que les effets créés dans une région restent rarement isolés : tôt ou tard ils migrent dans une autre région.

À ma connaissance, peu de choses ont été écrites jusqu’ici sur la question cruciale de ce que peuvent représenter toutes ces informations qui circulent dans le cyberespace et quelle pertinence elle peut avoir pour les individus. Bien sûr, nombreux sont ceux qui se demandent jusqu’à quel point on peut compter sur les informations disponibles en ligne. Mais même si ces informations sont fiables, il y a toujours le problème cardinal de leur relation à la vraie vie. Il y a ici des problèmes philosophiques, sémiotiques et existentiels, dont certains ont été analysés avec perspicacité par des intellectuels français comme Baudrillard et Virilio. L'un porte directement sur le sujet de ce texte. La profusion d'informations numériques affaiblit le lien que ces informations entretiennent avec la réalité ; si elles relient les individus d'une façon permanente avec l'univers Internet, elle les déconnecte d'une immersion dans les vrais problèmes de vie. Or la capacité à s’immerger et à s’impliquer dans les événements qui marquent une vie permet de faire de ces événements des pierres de touche des trajectoires personnelles, de construire une mémoire active et de contribuer à la sensation de cohérence et de continuité dans une vie. Ces qualités sont essentielles pour le bien-être humain. Or elles sont de plus en plus menacées par ce quele philosophe Albert Borgmann appelle « le brouillard éblouissant du cyberespace » (the glamorous fog of the cyberspace). Même si nous gagnons certainement beaucoup avec l'Internet, il est difficile de ne pas regretter le fait que ces qualités humaines authentiques semblent aujourd’hui menacées.

Comme ces effets prolifèrent et s’additionnent, ils ont tendance à amener un flux constant d'événements et de situations qui traversent rapidement l'espace de perception et la vie individuelle, ne disparaissant que pour être remplacés, d’une façon aussi rapide qu’imprévisible, par une cohorte similaire d'événements inattendus. Même si le mouvement et le changement perpétuels sont intrinsèques à la modernité, les tendances déchaînées par les développements actuels sont une nouvelle étape. La stabilité, la pertinence et la cohérence qui, même ténues, persistaient dans la vie moderne semble être encore plus dispersées, mais aussi qualitativement changées par une vie centrée sur, et imprégnée par, les artefacts informationnels. Ce présent augmenté et fragmenté me semble impliquer une existence dont les liens aux trajectoires de vie s’affaiblissent progressivement, se brouillent et dans certains cas se brisent. C’est ce qu'essaie de formuler l’expression « vivre sans vies ».