Débats marocains sur les inégalités devant l’héritage edit

22 juin 2016

On débat de plus en plus, au Maroc, de l’inégalité des femmes et des hommes devant l’héritage : non seulement, les sœurs héritent-elles moitié moins que leurs frères, mais, si elles n’ont pas de frères, ce sont in fine les fils du frère de leur père qui héritent d’une part importante de son patrimoine. De ce point de vue, le droit de l’héritage contrevient à deux principes majeurs des Modernes : la non-discrimination et le désengagement vis-à-vis des solidarités secondaires fondées sur le sang. Préférer les garçons aux filles établit une discrimination évidente, quelles que soient les raisons que l’on avance afin de la justifier ; quant à faire des collatéraux des héritiers privilégiés par rapport aux descendants, c’est se référer à un stade prémoderne des liens familiaux. Il ne s’agit pas d’un jugement moral mais d’un fait : la famille d’évidence, pour la majorité des gens, c’est, au Maroc comme ailleurs, la famille parentale. Il en découle que nombre de parents ne trouvent pas normal que leurs neveux héritent aux détriments de leurs filles. Le fait que les partisans de cette forme d’héritage ne la justifient que par rapport à ce qu’ils considèrent être le prescrit divin en dit long sur son étrangeté par rapport à l’évolution de la famille, et tout simplement aux sentiments des gens. De fait, de plus en plus de parents n’ayant que des filles inscrivent ce qu’ils peuvent de leurs biens à leur nom, autrement dit détournent la loi.

Lorsqu’on aborde la question avec des personnes qui ne possèdent pas d’emblée une position tranchée – avec des étudiants, par exemple – on obtient une réponse en deux temps : la première évoque le prescrit divin en commençant le plus souvent par une phrase du type : « en tant que musulman… » Si l’on demande alors à son interlocuteur ce qu’il penserait de la même disposition dans un pays étranger où ce ne serait pas une règle religieuse, il répond généralement que ce serait anormal. Bien sûr, cette réponse montre que les règles religieuses valorisées par la société sont considérées avec circonspection et non sans respect, mais cela montre aussi à quel point certaines d’entre elles apparaissent déconnectées des mœurs et, pour tout dire, arbitraire. Est, en effet arbitraire, toute règle qui ne se fonde que dans son énonciation pour être justifiée. Il n’en découle pas, pour autant, que la règle de l’inégalité soit dans l’imminence de disparaître. Tout d’abord, elle n’est pas considérée comme arbitraire par une partie de la population, pour qui elle est simplement évidente – et l’évidence, c’est tout le contraire de l’arbitraire, ce que l’on tient pour évident n’ayant pas besoin d’être justifié. Ensuite, et quand bien même ce statut d’évidence s’émietterait-il, la règle n’en serait pas pour autant remise en cause, puisqu’il s’agit d’une disposition du droit positif. C’est ici, bien évidemment, que la chose s’avère politique. Pourquoi ?

Parce que les lois ne sont pas des décrets de la Raison mais le résultats de compromis entre différents intérêts et conceptions des choses et que les législateurs sont, en premier lieu, des êtres politiques attentifs à éviter le blâme tout en espérant accroître leur légitimité afin de perdurer ; à ceci s’ajoute le fait que, citoyens d’une société, ils en partagent les conceptions, les préjugés et les travers. Ils ne sont donc en rien semblables au spectateur impartial dont parlait Adam Smith. Changer la règle implique ainsi d’intéresser ces acteurs doublement partiaux – en tant que politiques et que citoyens – à le faire.

Le Maroc a connu une séquence précédente permettant d’estimer la difficulté d’un tel changement : le débat sur la réforme du Code du statut personnel, inauguré en 1999 et conclu en 2004 par une réforme d’importance mais incomplète, puisqu’elle n’interdit pas la polygamie et s’abstint de traiter de l’héritage. Ces deux impasses étaient alors la condition de sa réussite. Le changement s’est fait en trois séquences : une séquence houleuse de débats, d’invectives et de manifestations durant laquelle la société civile s’est montrée très active, qu’il s’agisse des partisans ou des adversaires de la réforme ; une séquence durant laquelle a été recherchée un consensus par l’intermédiaire d’une commission nommée par le roi Mohammed VI ; une séquence où la question a été tranchée par le souverain. Pour le dire rapidement, la commission s’est contentée d’entériner les points de consensus et de présenter au roi les avis divergents. Ce qu’il faut retenir de ces trois séquences, c’est d’abord l’extrême prudence des partis politiques, y compris de gauche ; ensuite, que l’insistance de la société civile favorable à la réforme a rendu impossible de clore le débat sans lui apporter une solution au moins partielle ; enfin, que le roi n’a tranché qu’à partir d’une position à même de faire consensus, la formule utilisée étant (à quelques mots près) : « je ne peux interdire ce qui est autorisé ni autoriser ce qui interdit ». À l’époque, Mohammed VI n’avait pas inclus dans la réforme la modification de la règle sur l’héritage qui figurait parmi les points de discordance relevé par la commission.

C’est un fait d’importance, non en ce qu’il nous renseigne sur ce que pourrait être la position du roi, mais en ce qu’il nous indique les conditions qui lui permettent de trancher. Elles sont simples mais contraignantes : le roi ne peut trancher que sur la base d’une information non partisane (ici le rapport de la commission) et à condition de faire le consensus sur sa décision. Celle-ci doit donc tenir compte des positions de chacune des parties en présence et, surtout, de ce qui pourrait légitimement apparaître comme insupportable à l’une d’elles ou comme contradictoire à sa fonction. En effet, si le roi est sollicité en tant que Commandeur des croyants, il ne peut se prononcer que dans les limites des compétences qui le placent dans la position de décider. À l’intérieur de ce périmètre seulement, il lui est permis d’opter pour des positions progressistes. Tels que les termes sont posés, il semblerait impossible d’envisager une réforme de l’héritage, puisque le consensus préalablement formé sur le Code du statut personnel (2004) a précisément exclu l’égalité et qu’il était apparemment fondé sur le prescrit divin. Cette apparence est, cependant, trompeuse, car le consensus était, en fait, fondé sur un état de l’opinion vis-à-vis du prescrit divin et simultanément de la réforme envisagée.

En 2004, il paraissait impossible d’admettre l’égalité devant l’héritage en plus de tout ce qui avait été admis ; de plus, l’égalité devant le divorce avait été préparée et mise en œuvre à l’intérieur d’un dispositif tiré du droit islamique ; la polygamie, quant à elle, n’avait pas été interdite mais rendue plus compliquée, bref des dispositifs longuement discutés avaient été mis en place, coulant le changement dans la forme acceptable de la continuité. De plus, l’opinion était préparée par la durée du débat.

Dans quelle situation nous trouvons-nous aujourd’hui en ce qui concerne l’inégalité devant l’héritage ? La prérogative royale est largement délimitée par la coutume comme par la Constitution. Les libéraux ont bien compris, instruits du précédent de 2004, que les deux clés d’une réforme sont le maintien de la question en débat et l’habillage islamique de celle-ci. S’agissant du maintien de la question en débat, la réussite est complète : l’inégalité devant l’héritage est publiquement discutée. Le rapport du Conseil national des droits de l’homme consacré à l’état de l’égalité et de la parité au Maroc, publié le 20 octobre 2015, a souligné que l’inégalité devant l’héritage était discriminatoire, c’est-à-dire qu’elle ne respectait pas une partie des principes proclamés par la Constitution de 2011. La réaction du Chef du gouvernement, dirigeant du PJD (islamo-conservateur) a été des plus vives. Il a notamment déclaré qu’il n’était pas possible d’utiliser à propos de l’héritage un autre référentiel que l’islam. Or, et c’est ici que le bât blesse, en consacrant un grand nombre de principes libéraux en aucune manière liés à l’islam, la Constitution de 2011 leur a accordé une valeur constitutionnelle au moins égale à celle qu’elle a accordé à la référence islamique, de sorte qu’une réfutation de leur pertinence a priori est impossible. Bien sûr, la Constitution n’a pas tranché au bénéfice exclusif de ces principes ; les établir à égalité avec le référentiel islamique était tout ce qu’il était possible de faire en forçant un peu le consensus, de sorte qu’ils sont devenus irréfragables. Enfin, la Constitution a créé des instances comme le Conseil national des droits de l’homme pour vérifier et promouvoir leur mise en œuvre. Il en découle que les conservateurs n’ont plus les moyens de bloquer les débats ou d’imposer qu’ils s’alignent sur la seule référence islamique. Aujourd’hui, au Maroc, les références sont définitivement mixtes.

L’idée sous-jacente à cette mixité est que ce qui fixe le consensus n’est pas l’autorité de la tradition mais le jeu social, c’est-à-dire la dynamique des débats et l’état des forces en présence. Les rédacteurs progressistes (tous ne l’étaient pas) de la Constitution ne pouvaient imposer le libéralisme de manière unilatérale (et ne croyaient sans doute pas que soit efficace). Ils ont, en revanche, donné une véritable place forte aux libéraux avec la déclaration des droits et les instances destinées à veiller à son respect. Il est étonnant que les contempteurs de la Constitution de 2011 et les professionnels du rien-ne-change-au Maroc n’aient pas apprécié ce dispositif pour ce qu’il vaut. De fait, la plupart des acteurs politiques traitent de la question de l’héritage en reconnaissant l’importance de l’égalité et en appelant au débat. Toutefois, ce n’est pas pour autant que les choses vont aller vite (ou même aller de l’avant).

En effet, ce ne sont pas les libéraux qui dirigent le gouvernement. Le gouvernement est dirigé par un parti islamo-conservateur, le Parti de la justice et du développement (PJD), certes modéré, mais qui entend maintenir certaines démarcations identitaires liées à l’islamité, pour lui comme pour le pays. Or, la mise en œuvre des changements législatifs dépend d’abord du travail du gouvernement. Il y a, certes, parmi les membres de celui-ci des représentants de partis politiques qui seraient, en principe, favorables à l’égalité mais qui, en pratique, ne prendront pas l’initiative de promouvoir un projet de réforme de la règle régissant l’héritage. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons qui font que les partis rechignent à prendre des positions saillantes : la crainte de créer une crise au sein de la coalition, la crainte de créer une crise dans le pays et, bien évidemment, liée aux craintes précédentes, la crainte d’une sanction électorale. D’où l’insistance sur la nécessité du débat : la plupart des partis politiques, qui ne sont pas opposés à l’égalité devant l’héritage ou qui lui sont ouvertement favorables, ne veulent pas s’aventurer au-delà du consensus. La réforme se trouve ainsi bloquée par deux conservatismes, le conservatisme positif des tenants de la suprématie du prescrit divin entendu de manière littéraliste et le conservatisme négatif de ceux qui attendent que l’opinion soit prête. Quant à l’opinion, précisément, personne ne la connaît vraiment puisque, bien que parlant en son nom, personne ne l’interroge. Les sondages n’ont pas droit de cité au Maroc. On se contente donc de l’anticiper et, comme on l’anticipe sans la connaître, on se fonde sur des évidences qui ne sont peut-être que ce que Paul Veyne nommait des « truismes faux ». On déduit du fait que les Marocains sont musulmans qu’ils sont consensuellement attachés à l’inégalité devant l’héritage. Pourtant, il y a de bonnes raisons de penser que cet attachement n’est pas consensuel et rien n’indique même qu’il est majoritaire.

Il en est de la politique comme de la guerre, les jeux de positions ne dispensent pas d’engager le combat. S’agissant d’une modification de la législation, ni la société civile, ni les instances créées par la Constitution, afin de veiller au respect et à la mise en œuvre des référentiels libéraux, ne peuvent techniquement lancer la réforme : cela relève du gouvernement, c’est-à-dire de la coalition parlementaire qui le soutient et donc des partis politiques. Il en découle que la possibilité d’avancer dans une réforme de la loi sur l’héritage dépend au moins partiellement de quel parti arrivera en tête aux prochaines élections législatives. En fait, la Constitution marocaine – qui ne fait que reprendre et consolider une pratique déjà bien instituée – impose implicitement l’accord de trois parties-prenantes pour l’adoption d’une réforme sociétale d’une certaine ampleur : le roi, le bloc gouvernement-Parlement, autrement dit la coalition gouvernante (ainsi que, secondairement, les partis d’opposition) et le bloc représenté par les instances constitutionnelles, lesquelles sont le premier point de contact de la société civile libérale. Considéré de ce point de vue, le système politique marocain présente un indéniable aspect polyarchique au sens de Robert Dahl, de sorte que le temps qu’y prennent certaines réformes provient plutôt de la diffusion du pouvoir et de l’équilibre entre les parties à la décision que d’une volonté centralisée et par nature conservatrice. Bref, si le PJD possède transitoirement les moyens de bloquer toute réforme du droit à l’héritage c’est simplement parce qu’il a gagné les élections et, s’il le conserve cinq ans de plus, ce sera parce qu’il aura remporté les prochaines. Ni plus ni moins.