Campagne présidentielle: l’imaginaire fantasmé de la mondialisation edit

21 avril 2017

La construction imaginaire entre le monde d’hier et monde de demain est la matrice organisant le débat de la présidentielle. Si l’on se cantonne à sa dimension culturelle, elle crée une série d’asymétries entre les adeptes d’un univers à préserver, en gros, celui de la culture et de l’art de vivre à la française, d’une part ; et les individus nomades qui, comme d’une évidence, s’inscrivent dans la globalisation et la transition numérique, d’autre part. Le partage des eaux s’opère entre la figure de l’homme enraciné, attaché à son histoire, sa langue et son ancrage géographique, et l’homme aux semelles de vent, électron libre du libéralisme mondialisé, être fluide modulable à toutes les cultures et toutes les situations.

Ce découpage se veut efficace pour penser le monde contemporain et pour en dénoncer les orages présents et à venir et les turpitudes. Il s’inspire des réflexions du sociologue Zygmunt Bauman sur la société liquide, méditation sur une société consumériste sans repères. Mais, à bien des égards, la dualité local/global pose un écran de fumée. Les individus concrets peuplant les pays développés ne vivent pas ainsi, et fonctionnent dans un modèle de représentation infiniment plus complexe. Tous, en particulier chez les nouvelles générations, baignent dans la mondialisation reflétée par les industries culturelle et les systèmes d’information – 95% des 18-24 ans possèdent un smartphone en France. Et, parallèlement, chacun est le produit d’une histoire personnelle et culturelle géographiquement située.

Ce clivage est donc une vue de l’esprit. On doit en effet reconnaître la complexité des flux culturels qui façonnent les identités nationales. On doit aussi admettre le festin visuel auquel chacun d’entre nous est convié puisque, depuis des décennies, les médias d’image dessinent et recomposent par tous les biais possibles une vision de la mondialisation, et aussi des autres sociétés. La mise en scène des particularismes sociogéographiques opère d’ailleurs selon d’étranges alchimies, alors qu’aucune pureté culturelle n’existe dans le monde des activités artistiques et où généralement le métissage et les emprunts réciproques prévalent au bénéfice de la créativité. Parallèlement les films, les séries, les reportages agissent comme des agents « sublimateurs » de villes, de paysage, de traits culturels, de modes de vie, et d’univers mentaux. Par leurs partis pris, les industries de l’image réinventent constamment les identités culturelles, plongeant le spectateur dans un rêve éveillé qui entrelace réalité et discours fantasmé sur la réalité, comme l’explorent de nombreux travaux d’Arjun Appadurai[1] à Jackie Assayag[2]. Qui, aujourd’hui, pourrait se situer en dehors de ces mediascapes et des jeux sur les identités multiples ? Quel serait cet individu décérébré dont l’univers de référence serait circonscrit à son village ou sa région ? Et où serait cet être inculte sans mémoire et sans profondeur, ce « métrosexuel » qui sillonnerait les centres urbains où se concoctent les nouvelles activités et les nouvelles consommations marchandes – une économie dont les protagonistes, pour la plupart, sont hyper-diplômés et nourris par des cursus universitaires exigeants en matière de culture générale et de maîtrise linguistique ?

Une autre opposition mérite d’être battue en bèche, celle qui sépare virtuel et monde concret. L’idée d’un individu hors sol, solitaire englouti dans la galaxie numérique, est prise en défaut (sauf pour quelques geeks ou ados ou post-ados atteints de mal-être). Un des paradoxes de la modernité, c’est que le numérique, univers froid et artificiel, active en retour la recherche de liens, de relations de face à face, de communautés ancrées dans un territoire. Les centres urbains se sont adaptés à cette demande et les espaces publics ou privés (par exemple, l’essor des bars) pour se rencontrer, pour organiser des événements intellectuels et /ou festifs, et pour assurer toutes sortes de services, sont plutôt en augmentation. Des unités mixtes pour le travail, pour la culture et pour l’échange, poussent comme des champignons, et ces lieux de co-working, hacker spaces, makerspaces, tech shops, labs, et autres incubateurs de startup se substituent aux maisons de la jeunesse et de la culture de la vieille époque. Par ailleurs, des lieux de cultures alternatives se multiplient. Cette demande de relations interpersonnelles et de convivialité se développe aussi au sein des entreprises qui sont incitées à créer des espaces ad hoc. Pour la même raison, de nouveaux emplois se créent dans les secteurs du care, de l’éducation, du développement personnel et plus largement des services (y compris les services technologiques).

Autre élément de complexité lié à l’économie numérique, la configuration socio-spatiale des activités de la Tech. Celles-ci se nichent dans l’espace urbain, en s’appuyant sur des entités à taille humaine – small is beautiful, un prêt à penser de la révolution californienne. Elles se concentrent dans certains quartiers des centre-ville (Shoreditch à Londres, South Market à San Francisco, Le Sentier à Paris) ou des périphéries (Silicon Valley, la Plaine Saint-Denis), certaines régions du monde (Nord de la Californie, région de Berlin, de Tel Aviv) portant l’oriflamme du futur. Pour les travailleurs du numérique, la terre est plate et les circulations s’opèrent entre régions ou même quartiers du monde. Il est intéressant de constater que ce nomadisme entre lieux mythiques fait fantasmer sur la mondialisation, mais il s’agit d’un tout petit monde, et cette déterritorialisation est à l’image de celle des cadres des multinationales d’autres secteurs ou même, dans l’ancien monde, des élites oisives de la jet set. Ces activités déterritorialisées sont soumises à des logiques d’optimisation. Sont concernés la fiscalité, le financement de l’innovation, le système de formation, et bien entendu la localisation de l’emploi. Dans ce chambardement territorial, le cadre politique national devient de moindre importance par rapport aux pouvoirs politiques locaux et par rapport aux réseaux professionnels. Ceci explique sans doute que les candidats à la présidentielle n’évoquent qu’à l’occasion les sujets liés à la transition numérique. Les responsables politiques nationaux sont déphasés, pas uniquement en raison de leur âge, ou en raison de leur formation, mais parce qu’ils sont habitués à fonctionner sur un territoire qui n’est pas pertinent par rapport à ces nouveaux enjeux.

La rhétorique sur la mondialisation, systématiquement hostile, opposée au local, systématiquement chaleureux, échoue à saisir la complexité des phénomènes en cours. Surtout, elle occulte une opposition bien plus brûlante et tout à fait réelle : les nouvelles activités économiques peinent à être inclusives, car leur barrière d’entrée est très élevée, en fonction notamment du niveau et de la qualité de l’éducation. Les nouvelles générations connaissent comme jamais une ségrégation entre les hauts diplômés et les moyennement ou pas du tout diplômés, et les inégalités entre membres d’une même génération ne cessent de se creuser. En France, plus encore qu’ailleurs, le niveau de diplôme signe l’employabilité, et d’immenses disparités séparent les 44% des 25-34 ans qui ont un diplôme d’études supérieures (7 % issus d’une grand école ou d’une filière d’excellence), d’une part, des 41% qui ont juste le bac ou une formation professionnelle courte, de l’autre et enfin les 15% qui n’ont que le brevet ou aucun parchemin. La vraie rupture entre monde sociaux, aujourd’hui, est d’ordre éducatif. C’est le capital scolaire et culturel qui permet l’intégration dans le monde nouveau, et bien sûr, ce qui va avec : la possibilité de choisir sa vie, son secteur d’activité et ses modalités de travail. La réorganisation des emplois et du rapport au travail mérite des décryptages infiniment plus cruciaux que l’antienne sur la mondialisation.

Les prerequisites pour fonctionner dans les entreprises ou les administrations d’aujourd’hui n’ont de cesse de se renforcer et de se complexifier. Quels sont-ils, outre le maniement de la culture numérique qui va de soi? Avoir un bon niveau de diplôme ; maîtriser l’anglais et même plusieurs langues étrangères ; détenir des compétences relationnelles et de présentation de soi, des talents psychologiques pour fonctionner dans un monde où dominent l’individualisme, les métissages et la diversité culturelle. Avoir une force de travail et un esprit astucieux, ces caractéristiques sont loin de suffire, l’époque n’est guère aux autodidactes contrairement à ce que l’on pense, et encore plus pour les acteurs et dirigeants du secteur numérique – en dépit de ce que qu’affirment des autodidactes à succès comme Xavier Niel. Les personnes qui s’intègrent facilement maitrisent une multiplicité de langages, et fonctionnent en double et triple commandes – ce qui d’ailleurs procure un atout à la fraction diplômée des immigrés. La société numérique suppose aussi un talent à l’adaptabilité rapide à des changements techno-culturels – autrement dit, l’individu doit être en capacité de s’auto-reprogrammer constamment, avoir un cerveau rompu à ce type d’exercice.

La campagne présidentielle crée de fausses oppositions, dessine une image d’Epinal flatteuse du local. Tous les candidats, à l’exception d’Emmanuel Macron et dans une moindre mesure de François Fillon, contribuent à alimenter l’idée d’une fracture, et même d’un caractère irréconciliable entre culture nationale (réelle et fantasmée) et globalisation. Penser le nouveau monde comme un vent dévastateur des identités et de la prospérité locale est une construction politique reprise par la plupart des candidats et une mystification par rapport aux enjeux réels. L’encensement du monde d’hier et la vision honnie d’un monde à venir sont devenus l’opium du peuple. Le sanglot long sur la globalisation occulte les vrais sujets qui sont tout autres : l’éducation, alors que les résultats de l’école française ne cessent de se dégrader. Mais aussi la pertinence des découpages administratifs territoriaux, la transformation urbaine, et surtout, plus que tout, les voies à inventer pour rendre l’ère numérique inclusive et apte à assurer la mobilité des individus.

 

[1] Arjun Appadurai, Modernity at Large: Cultural Dimension of Globalization, Univ Press Minnesota, Minneapolis, 1996.

[2] Jackie Assayag, La Mondialisation vue d’ailleurs, Seuil, 2005.